Le cinéma, une affaire de famille
- lesanneesrecre
- 13 sept.
- 9 min de lecture
Hier soir, j'ai eu la chance d'assister à une conférence de Daniel Haté, « l'historien du Havre », sur les cinémas de notre ville. Le récit de ces lieux de vie et de divertissement m'a profondément touché. En discutant avec ma mère par la suite, je me suis replongé dans notre propre histoire, celle de mon arrière-grand-père Joseph, puis de mon grand-père Édouard Delamare, qui ont fait du cinéma une passion familiale.
Des débuts itinérants aux cinémas de quartier
Au début du XXème siècle, le cinéma n'était qu'un divertissement de foire. Des cinémas itinérants parcouraient la région sous chapiteau, popularisant le 7ème art. Le spectacle se poursuivait ensuite dans les grandes brasseries, puis dans les théâtres, où les films, encore très courts, étaient projetés entre deux représentations. Peu à peu, avec l'essor de l'industrie cinématographique, les films ont acquis leurs propres lieux dédiés. C'est à cette époque que les films muets étaient accompagnés par des orchestres avant l'arrivée du son et de la couleur. Le cinéma de quartier a alors joué un rôle essentiel dans la vie locale. Moins grandioses que leurs homologues du centre-ville, ils n'avaient pas de grandes annonces dans les journaux ni d'exclusivités, mais ils tissaient des liens forts avec les habitants.
L'héritage des Delamare
L'histoire de ma famille est indissociable de celle de trois cinémas havrais : l'Idéal Cinéma, le Cinéma Variétés et le Star.

L'Idéal, installé dans l'ancienne salle des fêtes du quartier de l'Eure, au 81 rue Dumont D'Urville, a d'abord porté le nom de Vitagraph, une compagnie de production américaine. Après son rachat par la Warner Bros, la salle a été rebaptisée en 1921. C'est mon arrière-grand-père, Joseph Delamare, qui en était le propriétaire. Pendant la guerre, le cinéma a été contraint de fermer, car il était situé dans une zone côtière. C'est après la Libération, en 1946, qu'il a rouvert ses portes. Mon grand-père, Édouard Delamare, jusqu'ici pilote d’essai automobile chez Renault, a succédé à son père, décédé pendant l'Occupation, et a repris la gestion du cinéma.

L’après-guerre est une période d’enthousiasme. Le cinéma attire encore les foules et les affaires tournent bien. Édouard Delamare décide d’élargir son champ d’action. Il prend la direction d’un second cinéma à Harfleur, le Variétés, situé 71 rue de la République, face au musée du Prieuré, à deux pas de la mairie.
La famille a ensuite déménagé au 145 rue de Verdun, juste au-dessus du Star, un tout nouveau cinéma construit en 1955 sur les ruines de l'Apollo bombardé. Le Star, avec ses 517 fauteuils de velours rouge et son écran panoramique, est devenu un véritable lieu de vie pour les habitants.

Au cours de la dernière guerre, lors des terribles bombardements qui firent tant de sinistres dans notre ville, les salles de cinéma furent particulièrement éprouvées, ainsi que nous avons eu l'occasion de le signaler ici à différentes reprises, puisque, outre « l'Empire », « l'Alhambra », le « Kursaal », les établissements appartenant à M. Armand Chassain « Carillon », « Grillon », « Apollo », étaient anéantis.
Restait l'Apollo, situé à Graville. M. Chassain, se trouvant en présence d'un large circuit cinématographique à exploiter, a cédé son nouvel établissement, sur le plan commercial portant l'enseigne Star, à M. Édouard Delamare, le sympathique directeur-propriétaire des Variétés d'Harfleur.
Nous avons pu visiter la salle, vaste, coquette, bien agencée, dotée d'un confort qui dépasse le cadre d'une petite salle de quartier. Effectivement, nous sommes loin du vieil Apollo, grâce à la réalisation due au talent du jeune architecte M. Fillay, qui a su créer une ambiance charmante.
Sur un hall réduit mais suffisant, doté de deux entrées, le public gagnera la salle dont la pente du terrain a été respectée et permet un excellent champ visuel du large écran susceptible d'adopter le Cinémascope.
Les murs en moquette de teinte verte, surmontés de rideaux jaunes, font un ensemble attrayant avec la longue bande lumineuse et les 517 fauteuils rouges, bien douillets, dont la séparation des rangs est suffisante pour tous.
Les moyens d'évacuation, avec deux portes sur le côté donnant sur un couloir, et le système de sécurité sont des plus sûrs, alors que la cabine, bien équipée, et les appareils radio-cinéma donnent une projection et une sonorisation excellentes.
Il y a aussi, derrière la salle, de quoi garer les bicyclettes, ce qui est appréciable pour certains spectateurs.
Ainsi, ce tout, digne de satisfaire les habitués des salles obscures, fait renaître de ses cendres, dans les meilleures conditions, l'ancienne salle. Aussi, Star débutera-t-il vendredi soir sous d'heureux auspices, avec au programme « Un fil à la patte », avec Bourvil et une brillante interprétation.
Les films qui seront projetés seront de seconde vision et passeront chaque semaine lundi, mercredi, jeudi, vendredi et samedi en soirée, dimanche avec trois séances ; mardi relâche, et l'hiver matinée le jeudi. Toutefois, deux programmations seront établies chaque semaine.
Alors, souhaitons bonne chance au Star.
(Article de Georges Ferry pour la presse locale)

Mon grand-père, Édouard, en a assuré la gestion pendant de nombreuses années. C'était un véritable lieu de vie pour les habitants. Les écoliers de Paul Bert y venaient pour voir des films du Commandant Cousteau ou de Haroun Tazieff, tandis que les jeunes des quartiers de Caucriauville et d'Applemont y descendaient pour des westerns ou des péplums. On y voyait La Mélodie du bonheur, Zorro avec Alain Delon, Sissi...
Ma mère, alors âgée d'une dizaine d'années, se souvient qu'elle devait, à contrecœur, aider sa mère Lucienne. Sa mission était de vendre des esquimaux à l'entrée du cinéma, près des grands congélateurs installés spécialement pour les soirées de forte affluence. Elle se rappelle que, pendant ce temps, les ouvreuses descendaient, elles, dans la salle pour proposer des friandises aux spectateurs, banette autour du cou. Par contre, il était hors de question de regarder le film. Au lit ! Heureusement, le son traverse légèrement le plafond de la salle de projection.

Mon grand-père (à droite de la photo ci-contre) gérait ces trois cinémas jusqu'aux années 1960. La télévision, qui s'invitait de plus en plus dans les foyers, a provoqué une baisse de la fréquentation. Face à cette crise, il a refusé de céder à la facilité de la pornographie, qui devenait alors un moyen de survie pour certaines salles, comme le Rex ou Le Rio.

Pour y remédier, Édouard a eu l'idée de proposer des films en langue arabe sous-titrés en français. Une initiative audacieuse, mais qui ne suffit pas à sauver ni l'Idéal qui ferma ses portes en 1962 pour être transformé en salle de sport en 1969, ni le cinéma Variétés à Harfleur devenu un magasin de meubles. Il a continué de faire vivre le Star jusqu'en 1975, malgré les dernières places à 1 francs, il a finalement dû baisser le rideau. Le bâtiment est toujours visible aujourd'hui, transformé en garage, puis en salle de danse.
Parmi les films diffusés dans ces trois cinémas:

La fermeture du Star a marqué la fin de l’aventure cinématographique de ma famille. Mon grand-père est alors devenu livreur de produits de parfumerie. Ma grand-mère, de son côté, a rejoint l’équipe du CNC, un grand magasin d’électroménager qui, ironie du sort, vendait des téléviseurs et s’était installé à l’emplacement même d’un ancien cinéma, Le Paris, fermé en 1969.
Mon propre parcours, l'écho d'une passion
Alors que mes grands-parents commençaient leur retraite, mon propre cheminement commençait à se dessiner. Je portais en moi l'héritage de cette passion pour les grands films transmise par ma mère. Cette fois, nous pouvions regarder les comédies musicales ensemble et les westerns en famille le mardi soir lors de la Dernière Séance d' FR3.

Ma grand-mère m’emmenait de temps à autre au cinéma Les Clubs, avenue Foch (anciennement l’Alhambra). Je me souviens y avoir vu Les Aventures de Bernard et Bianca à sa ressorti en décembre 87. Pour survivre, la salle s’était transformée en se divisant de l’intérieur. J’ai vu ce lieu évoluer, passant de 4 à 7 salles, avant de fermer en 2006. Il a ressuscité temporairement pour accueillir le Sirius, alors en travaux, pendant deux ans, de 2014 à 2016, avant d’être finalement démoli. Depuis 1989, le Sirius s’était installé face à l’université, au 5 rue du Guesclin, entre la gare et le rond-point, à l’emplacement de l’ancien Rio, fermé en 1986. J'y découvrant le cinéma en relief avec La fin de Freddy Kruger en 1991 puis vingt ans plus tard, La Piel que Habito de Pedro Almodóvar, le cinéma étant devenu d' « art et essai » en 2002

Mon histoire avec le cinéma havrais a véritablement commencé avec les salles des années 1980. Bien que j'y ai vu le film de science-fiction Starfighter en juin 1985, j’ai peu connu le Concorde, situé au 93 rue Louis-Brindeau, qui a définitivement fermé ses portes en 1988, laissant place à divers commerces.
Il y avait aussi l’Eden, le cinéma niché au cœur de l’œuvre architecturale d’Oscar Niemeyer, qu'on appelait encore « le pot de yahourt ». Inauguré en 1982, il proposait une belle programmation jeunesse ; J’y ai découvert Le Roi et l’Oiseau, créé par Paul Grimault sur des textes de Jacques Prévert, ou encore Le Roi des Singes, un grand film d’animation chinois.

J’ai beaucoup fréquenté le Colisée. C’est le cinéma de mes premiers émois cinématographiques : E.T. l’extra-terrestre, en décembre 1982 — je n’ai alors que cinq ans et demi, et je crois que ce demi compte. Un an plus tard, ce fut Blanche-Neige et les Sept Nains, suivi l’année d’après par L’Histoire sans fin. Dix ans plus tard, ce sera aussi le lieu de mon premier baiser, pendant la projection de JFK d’Oliver Stone, en 1992. Le Colisée, c’était un complexe de huit salles installé sur le boulevard de Strasbourg, qui a un temps porté l’enseigne Gaumont avant de fermer à son tour, victime de l’arrivée des multiplexes. Proposant toujours les films qui faisaient l’actualité, je me souviens des Fêtes du cinéma où nous nous agglutinions devant les portes pour obtenir le carnet-passeport. Lors de l’achat d’une place au tarif normal, ce passeport donnait ensuite accès à toutes les séances au tarif préférentiel d’un franc. À partir de 1993, la Fête dura trois jours et le billet passa à dix francs.

Dès la 4ème, au collège Pablo Picasso d’Harfleur, j’ai choisi l’option cinéma, une formation née de la loi Jack Lang sur l’audiovisuel de 1983. J’ai poursuivi ce parcours au lycée, ce qui m’a conduit très souvent à l’Eden, devenu entre-temps le cinéma d’art et essai du Volcan. C’est là que j’ai découvert Les Parapluies de Cherbourg, Les 400 coups ou encore La Maman et la Putain, à l’issue de laquelle j’ai eu la chance de rencontrer Bernadette Lafont. L’Eden a lui aussi fini par fermer ses portes en 2010.
Toutes ces salles étaient les vestiges d’une époque qui s’éteignait, mais elles ont constitué, pour moi, une véritable initiation.
Cette formation m’a mené jusqu’aux marches du palais des festivals de Cannes en 1993, où j’ai pu assister à des projections comme La Leçon de piano, Palme d’or cette année-là, ou Mad Dog and Glory, me retrouvant assis juste devant Robert De Niro et Uma Thurman.


À l'université Paul Valéry de Montpellier, j'ai continué mes études de cinéma. Pour les financer, je suis devenu, en septembre 1998, hôte d'accueil du tout nouveau Multiplexe Gaumont de l'Odysséum disposant de 18 salles dont une salle Imax. C'est là que j'ai fait mes premiers pas dans l'exploitation cinématographique, tandis que leTitanic terminait son voyage au sein des salles, sans me douter que je marchais sur les traces de mon grand-père.
Je me suis même retrouvé à suivre les pas de ma mère, vendant des confiseries et esquimaux à la panière, un métier qui, comme celui d'ouvreuse, allait bientôt disparaître.

Mon parcours m'a rapidement mené à des responsabilités plus grandes :J'ai rapidement gravi les échelons, devenant assistant de direction au cinéma Cézanne à Aix-en-Provence à l'époque des sagas Harry Potter et Le Seigneur des anneaux, puis même directeur par intérim du Pathé Liberté de Toulon alors assailli par les Pirates des Caraïbes. J'ai occupé ce poste pendant quelques mois, le temps que la directrice ouvre un nouveau complexe voisin, qui allait malheureusement marquer la fin de l'ancien cinéma, redevenu un théâtre.

Après un bref passage au Gaumont de DisneyVillage, où on m'avait promu responsable des comptoirs de confiserie, j'ai découvert un tout autre métier. Le film n'avait plus d'importance ; seuls comptaient le nombre de boules de glace et la quantité de pop-corn vendus. L'expérience fut cauchemardesque, une période d'Halloween bien réelle pour moi.
J'ai finalement abandonné cette voie en 2004. Le tsunami qui a ravagé l'Asie a eu un écho si puissant en moi que j'ai décidé de partir au Sri Lanka pour prêter main-forte. Parmi mes différentes missions dans les camps de réfugiés, j'ai organisé des projections de films pour les rassembler, et notamment ceux de Mister Bean, dont le public raffolait. C'est ainsi que, loin du Havre et des salles de mon grand-père, j'ai retrouvé l'esprit du cinéma de quartier : un outil simple et puissant pour rassembler les gens et leur apporter un peu de rêve et de réconfort.
Sources et images additionnelles:
Collection personnelle
Havrais-dire Le site de Daniel Haté le conférencier
Lanterne Magique MGB.





























Excellent travail, il me permet de connaître d'autres cinémas que ceux du Havre, merci beaucoup !